22.
Alors qu’il approchait de l’appartement de Lola, boulevard Beaumarchais, Ari reçut un appel masqué sur son téléphone. Il décrocha, intrigué.
— Allô ?
— Monsieur Mackenzie ?
C’était une voix féminine qu’Ari ne connaissait pas.
— Oui.
— Ne quittez pas, je vous mets en ligne avec monsieur Beck.
Ari écarquilla les yeux. Il se demandait ce que le vieil homme pouvait bien lui vouloir à une heure pareille, et il était toujours amusé par ces personnes qui demandaient à leur secrétaire de passer leurs appels à leur place, estimant sans doute qu’ils étaient bien trop importants pour risquer de tomber sur un répondeur ou un numéro occupé.
Frédéric Beck était le président d’honneur et l’actionnaire principal de la SFAM, la deuxième plus importante société d’armement en France. Le sexagénaire, grand officier de la Légion d’honneur, était également l’une des plus grosses fortunes de France et possédait notamment, par le biais de son entreprise, des participations dans l’industrie automobile, la presse et le bâtiment… Mais surtout, il était le père d’une fille de trente-deux ans qu’Ari avait un jour sortie des griffes d’une secte évangéliste installée dans l’Essonne et, depuis lors, le vieil homme s’imaginait avoir une dette envers lui.
Ari, qui estimait n’avoir fait que son travail, était gêné par cette affection soudaine et avait toujours refusé les nombreuses rétributions que l’industriel avait voulu lui offrir. En outre, il n’était pas particulièrement à l’aise avec les entrepreneurs richissimes de la trempe de M. Beck. Malgré tout, les deux hommes se parlaient de temps en temps et, bien qu’ils fussent issus de milieux fort différents, ils avaient fini par nouer des liens amicaux ou tout au moins respectueux.
— Ari ?
— Bonsoir, monsieur Beck.
— Je me suis laissé dire que vous aviez des ennuis…
Ari secoua la tête. C’était donc ça…
— Rien de grave, monsieur, rien de grave.
— Vous êtes sûr ?
— Oui, oui. Je vous assure. La situation est… sous contrôle, dirons-nous.
— Écoutez, je ne veux pas vous déranger, Ari, mais je voulais simplement me rappeler à votre bon souvenir, et vous dire encore une fois de ne pas hésiter à m’appeler si je peux vous être utile d’une façon ou d’une autre…
Le vieil homme avait évidemment le bras long et de nombreuses accointances dans les sphères politiques. Il fallait bien reconnaître qu’il était parfois tentant d’avoir recours à ses faveurs, mais Ari s’y était toujours refusé.
— C’est très aimable, mais je vous assure que tout va bien. Transmettez mes amitiés à Mme Beck.
— Je n’y manquerai pas.
Le vieil homme raccrocha.
Ari, amusé par cet appel inopiné, rangea son téléphone dans sa poche en arrivant enfin au pied de l’immeuble de Lola.
Il s’arrêta devant la porte. Était-ce vraiment une bonne idée ? Était-ce le meilleur endroit où aller ce soir ? N’avait-il pas déjà fait assez de mal à cette fille pour lui imposer tout ce qu’il vivait à présent ? De quel droit pouvait-il encore demander du réconfort à une jeune femme qu’il avait tant fait souffrir – et qu’il faisait encore souffrir aujourd’hui ? Mais Paul n’était plus là et son père n’était pas en état de comprendre ; Lola était finalement la dernière personne à laquelle il pouvait encore se confier.
Il appuya sur l’étiquette « Dolores Azillanet » en haut de l’interphone. De longues secondes plus tard, la voix cassée de Lola répondit enfin dans un grésillement.
— Oui ?
— C’est moi, répondit-il simplement.
— Ari, qu’est-ce que tu fais là ?
— Je peux monter ?
Il y eut un silence.
— T’as le don d’arriver toujours au mauvais moment, toi. J’étais sur le point de partir ! Allez, ramène-toi. Vite !
La porte s’ouvrit devant lui et il monta jusqu’à l’appartement de la libraire qui, à en juger par sa tenue, malgré l’heure tardive, était effectivement en train de se préparer à sortir. Elle portait un ensemble noir, élégant et décontracté à la fois, et elle était maquillée avec soin.
Ari entra dans le salon d’un air gêné.
Il adorait cet endroit. Il reflétait tant la personnalité de Lola ! Les meubles, la moquette, la housse de son clic-clac, tout était couleur pastel. Elle avait accumulé tant de babioles et de gadgets qu’il y aurait eu de quoi remplir un appartement deux fois plus grand ; pourtant tout était bien rangé, bien à sa place : ses cadres colorés avec les photos de ses amis et de sa famille, ses petites figurines japonaises à la mode, ses centaines de livres, ses bougies parfumées, ses montagnes de CD, ses collections de magazines d’art contemporain et tous les objets apparemment anodins qui entretenaient sûrement en elle de vieux souvenirs secrets : flacons de parfum vides, capsules de bouteilles de bière, cailloux, paquets de cigarettes étrangères… Sur les murs, les posters de groupes de rock le disputaient aux affiches de films et aux illustrations fluo de designers urbains underground. Seule sa garde-robe échappait à son obsession du rangement. Les jeans, les jupes, les hauts, les chaussures, la lingerie, tout était entassé en vrac derrière les portes mal fermées d’un placard Kazed.
Ari se laissa tomber sur le canapé-lit.
— Bon, tu me dis ce que tu fais chez moi ? Je suis attendue dans une demi-heure au Triptyque…
— Tu vas à un concert ?
— Soirée électro hardcore. Laisse tomber, tu comprendrais pas. Bon, allez, accouche…
Ari la regarda de ses grands yeux bleus. Il était encore temps de faire marche arrière, de la laisser tranquille. Mais il n’avait pas la force de garder tout ça pour lui. Plus maintenant. Il avait besoin de parler. Parler à quelqu’un qui le connaissait et qui, il l’espérait, le comprendrait.
— Lola, je viens de tuer quelqu’un.
La jeune femme resta bouche bée, puis, comprenant que la conversation allait être plus sérieuse qu’elle ne l’avait imaginé, elle s’assit doucement en face de lui.
— Comment est-ce arrivé ?
Ari lui raconta tout depuis le début. Le meurtre de Paul, la voiture dans les rues de Reims, la lettre mystérieuse qu’il venait de recevoir et, pour finir, ce type qu’il avait abattu de deux balles à travers la cloison de son appartement et qui portait sur le bras un tatouage en forme de soleil noir. La libraire l’écouta, perplexe, sans dire un mot.
— J’ai l’impression de vivre un cauchemar, Lola. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que tout est lié, évidemment.
— C’était donc ça, ton humeur d’hier soir ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— J’avais pas envie de t’embêter avec tout ça…
— T’es vraiment trop con !
— Tu me connais ! Tu vois, maintenant que je t’ai tout raconté, je me sens idiot. J’ai l’impression de t’emmerder avec mes histoires, alors que t’es attendue à ta soirée… T’as sûrement mieux à faire que d’écouter les complaintes d’un vieux flic.
— Laisse tomber, Ari. Je ne suis pas vraiment obligée d’y aller, à cette soirée… Tu veux un whisky ?
— Avec plaisir.
Elle leur servit un verre à tous les deux.
— Tu n’as rien à te reprocher, Ari. Le type était rentré par effraction chez toi, il t’a tiré dessus. C’était ta vie ou la sienne.
— Oui, enfin, il ne suffit pas de se dire qu’on n’avait pas le choix pour assumer facilement d’avoir zigouillé un type.
— Ari ! le secoua-t-elle. T’es un flic ! Tu as participé à une opération en Croatie… Tu ne vas quand même pas te laisser démonter par cette histoire !
— Je n’étais pas soldat, là-bas, Lola. J’étais policier civil. Je participais à une opération de démilitarisation. J’ai pas passé mon temps à flinguer des mecs.
— Oui, enfin… tu en as quand même vu d’autres, hein ?
— Ouais. Mais… je sais pas. C’est pas pareil. C’était la guerre. Là, j’accuse le coup.
— T’es sûr que ce n’est pas plutôt la mort de Paul qui te travaille ?
Ari avala une gorgée de whisky.
La jeune femme serra tendrement le genou de son ami.
— Bon. Montre-moi la lettre que Paul t’a envoyée, dit-elle enfin.
Ari prit la photocopie dans sa poche et la déplia sur la table basse. Lola, qui s’était assise par terre en tailleur, se rapprocha et inspecta le document.
— Qu’est-ce que c’est que ce dessin ? On dirait une sorte de compas pour la navigation ou un appareil d’astronomie du Moyen Âge…
— Oui, c’est sans doute ça.
— Et toutes ces inscriptions… C’est en quelle langue ?
— Je ne sais pas, en haut, on dirait une phrase codée : « LE RP – O VI SA ». Quant aux deux textes du bas, ça ressemble à de l’ancien français, non ?
Lola tenta de déchiffrer l’écriture calligraphiée.
— « Je ui cest engien que gerbers daureillac aporta ichi li quex nos aprent le mistere de co qui est en son le ciel et en cel tens navoit nule escriture desore. » Il y a quand même pas mal de mots qu’on peut comprendre… Montre-moi le deuxième texte : « Por bien comenchier, ia le cors de le lune deuras siuir par les uiles de franche e dailleurs lors prenras tu mesure por co que acueilles bon kemin. » C’est vrai qu’on dirait de l’ancien français.
— Oui. Mais ce doit être une forme bien particulière… Et tu vois, là, l’inscription « L :. VdH :. » ? Les trois points en triangle, c’est l’abréviation que les francs-maçons utilisent comme abréviation pour crypter leurs textes. Le truc qui m’étonne, c’est que le document semble bien plus ancien que le XVIIIe siècle, époque à laquelle a été créée la maçonnerie. Pourtant, l’autre jour, chez Paul, j’ai vu une équerre et un compas entrecroisés dans une vitrine. Ça ne peut pas être une coïncidence. Je me demande si Paul était maçon, et, surtout, quel peut être le lien avec son assassinat…
— Tu crois que s’il avait été franc-maçon, il te l’aurait caché ?
— Non. Je ne vois pas pourquoi il en aurait fait mystère.
— En tout cas, ce dessin est incroyable. Tu veux qu’on fasse des recherches sur le Net pour voir ce que ça peut être ?
— Ah non, pitié ! Pas Internet ! Et si je veux avoir l’esprit clair demain, j’aurais intérêt à ne pas passer la nuit devant un ordinateur…
Lola sourit. L’allergie d’Ari à l’informatique l’avait toujours amusée. Elle n’ignorait pas que c’était une forme de coquetterie de sa part : il aimait bien se donner des airs d’intellectuel décalé.
— Comme tu voudras…
Après avoir étudié en silence le document, la jeune femme ouvrit un tiroir sous la table basse et en sortit une vieille boîte en bois. Elle en vida méticuleusement le contenu : il y avait de longues feuilles de papier à cigarettes, des bouts de carton découpés en rectangle, du tabac et un paquet enrobé de papier aluminium.
— Ça dérange pas tes instincts de flic si je roule un pétard ? demanda-t-elle en levant les yeux vers Ari.
— Ce sera pas la première fois, répondit-il d’un air indifférent. Et puis, officiellement, je suis en congé.
En général, quand Lola fumait un joint en sa présence, Ari se contentait de la regarder d’un air vaguement paternaliste… Mais cette fois, il avait envie d’en profiter avec elle. Il se doutait d’ailleurs qu’elle n’avait pas sorti ça par hasard. Cela faisait des années qu’il n’avait pas fumé du hasch et, pour autant qu’il s’en souvînt, cela avait sur lui l’effet plaisant d’un somnifère. L’idée de bien dormir était assez tentante.
Quand il tendit la main après qu’elle eut tiré deux ou trois bouffées, elle le regarda avec un sourire moqueur.
— On se lâche, mon commandant ?
— Écoute, ma fille, t’étais encore à la maternelle quand j’ai fumé mon premier pétard, hein…
Lola éclata de rire et lui passa le joint. Elle adorait quand Ari jouait les jeunes décontractés. Cela lui allait si mal que c’en était attendrissant.
— Tu sais, je n’ai jamais compris ce qu’un type comme toi fichait aux RG… Tu corresponds si peu à l’image qu’on se fait d’un flic, surtout d’un flic aux Renseignements.
— Bah… Je voulais être guitariste ! Mais ce sont les hasards de la vie, Lola. Après le bac, je me foutais un peu de mes études, ce qui m’intéressait, c’était la musique. Et puis j’ai fini par entrer à l’école de police pour faire plaisir à mon père. La mort de ma mère l’avait tellement détruit que j’ai pas osé le contrarier. Après, il y a eu son accident, j’ai un peu pété les plombs et je suis parti en Croatie sans réfléchir. Et puis tout s’est enchaîné. Mais c’est vrai que je fais un peu tache, là-bas. Cela dit, tu serais surprise si tu voyais certains de mes collègues. On a même un ou deux anars, dans nos bureaux. Les flics ne sont pas tous des gros bourrins…
— Arrête, tu vas me faire pleurer ! Ça me rappelle Willy Brouillard, la chanson de Renaud. Willy Brouillard le flicard !
— C’est un peu ça, répondit Mackenzie amusé. Appelle-moi Willy.
Ils fumèrent le joint en silence et passèrent le reste de la soirée à boire quelques verres en écoutant de la musique. Lola avait rangé la compilation secrète qui la faisait tant pleurer et l’avait remplacée par un album de Led Zeppelin : c’était l’un des rares groupes qui leur plaisaient à tous les deux malgré leurs dix ans d’écart. Ari se détendit, avachi sur le canapé-lit, bercé par les envolées aiguës de Robert Plant, les complaintes bluesy de la Gibson de Jimmy Page et les effets du hasch. C’était si bon de se laisser aller, de s’abandonner un peu !
Ari n’avait personne, dans son entourage, avec qui il se sentait aussi bien. Sans doute parce qu’ils partageaient beaucoup de choses. Les blessures de l’adolescence, la disparition prématurée d’un être cher : quand Ari avait perdu sa mère, il avait à peu près le même âge que Lola à la mort de son petit frère. Et puis ils se complétaient bien. Mackenzie, rongé par la peur de vieillir, avait l’impression de rester accroché à sa jeunesse quand il était avec elle. Quant à la libraire, elle avait besoin de l’assurance que lui donnait ce trentenaire endurci. C’était comme si chacun répondait aux angoisses de l’autre.
Tard dans la nuit, Lola ouvrit le clic-clac et ils se couchèrent côte à côte sans rien dire. La jeune femme lui caressa longuement la tête, comme pour l’endormir, puis elle l’embrassa sur le front. Ari se retourna sur le ventre et passa un bras autour d’elle. Tendrement, du revers de sa main, il effleura la peau douce de son ventre musclé. Elle avait les abdominaux d’une sportive, absolument parfaits. Il savait que ces gestes étaient ridicules et dangereux. Que cela ne servait à rien, pire, que c’était parfaitement égoïste. Mais il ne pouvait s’en empêcher. Il aimait tellement sentir le corps de Lola sous ses doigts. Sa pureté, sa douceur, son parfum, elle était tout entière comme un irrésistible aimant. Ari remonta lentement la paume vers la poitrine de Lola, deux petits seins fermes et soyeux, mais elle lui agrippa aussitôt le poignet.
— Arrête.
Il enleva sa main et la posa sur la joue de la jeune femme.
— Excuse-moi, murmura-t-il.
— Allez, dors, maintenant.
Il ferma les yeux et le sommeil arriva plus vite encore qu’il ne l’avait espéré.